Genève, ville verticale. Genève, ville horizontale.
Avec près de 5900 habitants supplémentaires en un an, le canton poursuit sa croissance démographique, attisant les tensions autour du logement, du foncier et de la qualité de vie. Ce développement continu questionne notre manière d’habiter le territoire : faut-il bâtir plus haut, densifier davantage, ou repenser notre rapport à l’espace ? Entre aspirations écologiques, pression foncière et préservation du cadre de vie, Genève cherche son équilibre. Sylvain Ferretti, figure centrale de la planification urbaine cantonale, décrypte pour nous les enjeux d’une ville en mutation.
Y a-t-il une densité idéale pour la ville ? Que signifie, pour vous, cette notion de densité dans l’idée d’un habitat heureux et équilibré ?
La notion de « densité idéale » est une notion subjective qui dépend largement de plusieurs facteurs. On peut penser aux caractéristiques locales telles que la topographie, le paysage, la culture, les besoins des habitants, la qualité de vie, la mobilité, etc. Il n’existe pas une densité universelle « idéale » applicable à toutes les villes ou même à toutes les zones d’une même ville. En revanche, on peut parler de densité « adaptée » ou « équilibrée » selon le contexte. Le terme même de « densité » peut prêter à confusion et laisser penser que l’objectif est le « bourrage » du territoire alors que les deux principaux objectifs poursuivis sont l’économie de l’espace (usage rationnel du sol) et la qualité de vie. Aujourd’hui, le terme « d’intensité » est préféré.
Il est possible de décomposer cette notion d’intensité pour affiner ses composants :
- Intensité fonctionnelle et mixité : Une intensité qui favorise la proximité des logements, des commerces, des services, et des espaces verts, pour créer un tissu urbain vivant, diversifié et accessible. Cela évite les zones mono-fonctionnelles où la vie s’éteint en dehors des heures de travail.
- Intensité humaine, pas seulement bâtie : Il s’agit aussi de penser aux usages, à la qualité de vie — densifier ne veut pas dire empiler, mais organiser l’espace pour que les habitants aient accès à la lumière, au calme relatif, à des espaces de rencontre et à des infrastructures de qualité (transports, écoles, santé).
- Intensité verte et durable : La ville se compose de « pleins » (les bâtiments, espaces privatifs) et de « vides » qui permettent les circulations et la vie collective et publique. Dans les quartiers, ces vides sont essentiels pour un habitat équilibré et doivent être en rapport quantitatif et qualitatif avec la densité bâtie et faire l’objet d’une attention particulière pour assurer l’intégration d’espaces publics et d’espaces verts (espaces publics inclusifs, arborisation, parcs, nature en ville, …) adaptés aux besoins, aux usages et au changement climatique.
- Intensité comme levier de solidarité et de lien social : L’intensité doit favoriser la rencontre et la cohésion, soutenir les mixités. Elle doit être accompagnée d’espaces publics conviviaux et d’une urbanité pensée pour tous.
La densité idéale à Genève n’est donc pas qu’une question de nombre d’habitants au km², mais un équilibre subtil entre intensité urbaine, qualité de vie, accessibilité, mixité sociale, et préservation environnementale à l’échelle à minima du canton. C’est un art d’habiter la ville où densité rime avec intensité, diversité et convivialité, non avec surcharge ou congestion.
La verticalité à Genève répond à la pression foncière. Est-elle selon vous une menace pour l’identité et la qualité de vie genevoise, ou bien une opportunité de renouvellement urbain ?
La verticalité à Genève n’est ni une fatalité ni une menace pour le paysage et la culture genevoise, mais un outil qui, s’il est bien utilisé, peut accompagner un renouvellement urbain équilibré et respectueux de l’identité genevoise.
Parmi les points d’attention, on retrouve inévitablement la question du paysage et celle de la « sky-line » de Genève, sublimée par l’image iconique de la cathédrale se découpant sur le ciel genevois. Est-ce que des tours vont abîmer ce paysage ou en proposer un autre? On ne peut pas figer une ville mais son développement doit se faire de manière consciente et mesurée. Genève n’a pas la vocation à devenir une citée de tours et de gratte-ciels, mais le secteur « Praille-Acacia-Vernet » (PAV), dans le renouvellement urbain qu’il propose, peut certainement accueillir une densité et une verticalité plus marquée et assumée.
Il serait par ailleurs faux de penser que la verticalité permet de résoudre simplement la question de la rareté foncière. En effet, si construire en hauteur peut permettre d’accueillir plus de personnes sans étendre la ville en surface, permettant de préserver les espaces naturels et agricoles autour, il existe d’autres formes urbaines denses ou intenses qui permettent aussi de soutenir cette économie du sol. De plus, la densité verticale doit nécessairement s’accompagner d’espaces publics et de parcs permettant aux usagers et aux habitants de garder un contact social et une connexion à la nature, y compris en ville. Sans être la solution ultime, une verticalité maîtrisée et contextualisée est une opportunité pour Genève pour autant qu’elle vise à favoriser la mixité fonctionnelle et sociale en rassemblant logements, commerces, bureaux, espaces communs, offrir un souffle de modernisation et d’attractivité à certains quartiers tout en produisant un effet de concentration positif sur la mobilité.
La notion de « ville horizontale » évoque un urbanisme de proximité et une meilleure intégration au paysage. Comment Genève peut-elle préserver cet équilibre face à la tentation de la verticalité ?
À Genève, la « ville horizontale » incarne un urbanisme de proximité, fondé sur une intégration respectueuse au paysage naturel et agricole. Dans cette perception de la ville horizontale, il n’est bien entendu pas question d’étalement urbain, y compris face à la pression démographique et à la rareté du foncier. La ville mise sur l’économie de sol par la densification raisonnée des zones déjà bâties, favorisant la « culture du bâti » dans le but d’assurer la préservation des terres agricoles et des espaces naturels qui reste une priorité, essentielle à la qualité de vie et à la biodiversité locale.
Par ailleurs, la tentation de la « verticalité » est toute relative à Genève, de par son histoire et son paysage, Genève n’a pas vocation à se transformer en « ville gratte-ciel », de plus le plafond aérien imposé par l’aéroport de Genève limite les hauteurs constructibles. La prise en compte de ces deux paramètres oriente principalement la verticalité vers des secteurs spécifiques, tels que le quartier Praille-Acacias-Vernets ou certaines zones de centralité. Ainsi, Genève peut ainsi inventer une ville hybride, où la hauteur est l’exception et non la norme, cherchant à concilier la compacité nécessaire au développement urbain à l’exigence des valeurs paysagères et sociales du territoire.
Le rehaussement des bâtiments existants offre-t-il une alternative à la construction de nouveaux immeubles, pour limiter l’étalement urbain ?
Les surélévations de bâtiments font partie des différents leviers qu’il est possible de mobiliser pour la production de logement à Genève. Les surélévations peuvent souvent se concevoir dans un projet plus global de rénovation du bâti, notamment sur le plan énergétique. Toutefois, le potentiel de création de logements via les surélévations ne permet pas à lui seul de répondre au besoin d’accueil de nouveaux habitants et ne saurait constituer un facteur de limitation de l’étalement urbain.
Les entreprises artisanales font partie intégrante de l’identité et de la vie des quartiers genevois. Comment Genève envisage-t-elle leur maintien dans l’espace urbain, en dehors des zones industrielles ?
Les enjeux de la ville productive sont au centre des préoccupations qui visent à produire une ville vivante et mixte. Si les zones industrielles ont été créées pour éloigner les nuisances de certaines activités économiques des habitations, il existe toutefois des activités artisanales qui ne produisent pas ou peu de nuisances et qui sont compatibles avec les affectations urbaines.
Pour soutenir le concept d’une ville dans laquelle les besoins en mobilité sont réduits, disposer des aménités à l’échelle du quartier renforce cet objectif. Au-delà des commerces, l’artisanat permet d’offrir des services proximité.
En complément de la question de la programmation et donc de la mixité, il faut encore résoudre celle du prix du m2. En effet, dans la zone « ville » il existe une compétition entre les rendements des surfaces secondaires (artisanales), tertiaires et de logement. Or le modèle économique de l’artisanat ne parvient généralement pas à soutenir la comparaison avec les deux autres affectations. C’est une attention que les planificateurs de la ville, publics et privés, doivent partager pour réussir le pari du maintien de l’artisanat dans le tissu bâti urbain en vue de soutenir la mixité de la ville.
La ville verticale est parfois décrite comme une « abstraction concrète » de nos sociétés. Pensez-vous que la verticalité soit un simple enjeu de logement, ou porte-t-elle un symbole social et culturel plus profond ?
Souvent présentée comme une réponse pragmatique à la densification urbaine, la ville verticale (tours et gratte-ciels) dépasse largement les enjeux techniques du logement. Elle s’inscrit dans une logique spatiale où la hauteur devient également un marqueur social, économique, voire idéologique. Construire en hauteur permet certes d’optimiser le foncier et de limiter l’étalement urbain, mais cette verticalité matérialise aussi des hiérarchies invisibles : dans certaines villes, elle incarne le prestige et la réussite sociale ; dans d’autres, elle symbolise l’isolement et la relégation.
La verticalité devient ainsi une « abstraction concrète » : elle donne forme à des structures sociales intangibles — le pouvoir, l’inégalité, la compétition — à travers des choix architecturaux. Comme le suggérait Henri Lefebvre dans La Production de l’espace (1974), l’espace urbain est produit par et pour des rapports sociaux. En ce sens, les tours ne sont pas neutres : elles racontent nos idéaux, nos tensions, et nos ambitions collectives. La ville verticale est autant un outil d’urbanisme qu’un révélateur culturel. C’est pourquoi, à Genève, les tours devront soigner à la fois leur esthétisme et la réponse fonctionnelle à la mixité sociale. Il est ainsi envisagé que les étages supérieurs soient dévolus à des lieux accessibles au public et que les socles accueillent des aménités utiles au plus grand nombre.
La transition écologique impose de nouvelles contraintes (performance énergétique, matériaux durables). Ces exigences transforment-elles le style architectural de demain à Genève ?
La transition écologique impose à Genève, comme ailleurs, des exigences fortes en matière de performance énergétique, de recours à des matériaux durables et de réalisation des espaces extérieurs. La prise en compte de ces enjeux peut avoir une influence significative sur le style architectural de demain.
On retrouve ainsi la question récurrente de l’équilibre subtil entre héritage et mutation contemporaine. L’architecture genevoise se distingue par un équilibre entre sobriété, fonctionnalité et intégration au paysage. L’architecture historique — façades en pierre, toitures à pans et trames régulières — reflète une tradition de retenue et de rigueur, influencée par la Réforme. En contraste, l’architecture contemporaine introduit des volumes plus ouverts, des matériaux innovants (verre, bois, béton bas carbone) et une plus grande mixité fonctionnelle. Si le bâti ancien privilégie la compacité et la cohérence urbaine, les constructions récentes explorent la densité raisonnée, la durabilité et la diversité des formes. Cette tension produit une ville en constante négociation entre mémoire et renouveau.
Un contraste intéressant apparaît aujourd’hui entre les bâtiments de hauteur moyenne (5 à 10 étages) et les tours. Les premiers peuvent plus facilement intégrer des matériaux biosourcés, grâce à leur taille réduite et à une plus grande flexibilité constructive. En revanche, l’émergence des tours genevoises invite à relever des défis spécifiques : optimiser le bilan énergétique sur de grandes façades, souvent vitrées, maîtriser les matériaux à forte empreinte carbone (acier, béton, aluminium, verre, …) et intégrer des systèmes complexes (ventilation, fluides, ascenseurs, récupération d’énergie).
Ainsi, la transition écologique qui doit façonner une ville durable, influe différemment selon l’échelle : elle invite à une sobriété formelle et matérielle dans les bâtiments de taille moyenne, tandis que les tours explorent l’innovation technique pour conjuguer hauteur et durabilité. Genève devient ainsi un laboratoire où s’inventent les architectures de demain, en dialogue avec les enjeux environnementaux.